N°31 – avril 2024
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Actualité de la psychanalyse
de Sándor Ferenczi en éducation et formation
Éditorial
Dans notre appel à contributions pour ce numéro 31, nous écrivions : « Sándor Ferenczi est progressivement réapparu dans le paysage psychanalytique après une période d’oubli d’un demi-siècle. » Puis nous posions la question : « Qu’est-ce que la pensée de Ferenczi, dont le texte de 1908 concernait le lien éducation et psychanalyse, apporte aujourd’hui ? » Nous aurions pu ajouter : « Qu’en est-il, pour nous, de notre connaissance et de notre utilisation des travaux de ce psychanalyste ? » Ce sont ces questions que nous proposons d’aborder sous la forme d’un dossier auquel ce numéro est consacré.
Dès 2019, Caroline Le Roy (Université Paris 8) et Stefania Ulivieri-Stiozzi (université de Milan Bicocca) se sont intéressées à la violence des affects liés au trauma et à la manière dont celle-ci se transmet dans l’éducation. Cela les a conduites à initier rapidement un groupe de réflexion en sollicitant Bernard Pechberty ‒ qui a travaillé sur les conceptualisations de Ferenczi dans sa thèse de doctorat en 1995 et récemment avec la parution de deux articles (2017, 2019) – et Claudine Blanchard-Laville dont la sensibilité clinique et théorique leur est apparue proche de celle sur laquelle elles étaient en train de travailler. C’est ce groupe qui a organisé un des symposia lors du VIe congrès Cliopsy qui s’est tenu à l’Université Paris 8 les 14 et 15 octobre 2022. Ce parcours a conduit C. Le Roy et S. Ulivieri-Stiozzi à proposer la confection de ce dossier ‒ avec un appel à contributions paru dans le numéro 29 ‒ afin que chacun·e puisse donner à voir la manière dont elle/il perçoit sa relation à Ferenczi.
Après une courte introduction proposée par les deux coordonnatrices de l’ensemble du dossier, Yves Lugrin, dans un entretien avec B. Pechberty et C. Le Roy, nous apporte des points de repères précieux sur la façon dont la question de l’éducation et de la transmission a été pensée et débattue entre Ferenczi et Freud. À partir notamment de la correspondance entre les deux hommes, Y. Lugrin reconstruit pas à pas l’histoire de l’amitié et des orages qui ont marqué leur rencontre tout au long des vingt-cinq années de leur relation. Ce faisant, il donne à voir comment chacun, dès le début, s’est posé la question de l’enseignement, de la transmission et de la pédagogie, Freud se situant plutôt en tant que neurologue-chercheur épris de scientificité alors que Ferenczi se pose d’abord en médecin fidèle à sa passion du soin.
Stefania Ulivieri-Stiozzi met ensuite en relation les conceptions psychanalytiques et les questions éducatives de Ferenczi qui, bien que sous- jacentes, constituent une trame omniprésente dans son œuvre. Elle explore la créativité théorique et technique de Ferenczi pour mettre en lumière comment un savoir vivant, nourri par l’art et la poésie, peut contribuer à la formation des éducateurs. Pour elle, ses théories gardent aujourd’hui encore une résonance prégnante dans la formation des professionnels de l’éducation et du soin, les appelant à réfléchir sur leurs propres dynamiques affectives et sur les formes de ressenti qui orientent leur relation à la souffrance de ceux qui ont vécu des expériences « limites ».
Puis Bernard Pechberty examine comment Ferenczi travaille, guidé par la clinique du traumatisme, et quelles sont ses conceptions du savoir. Il étudie en quoi la formulation de la différence de l’enfant à l’adulte qu’il présente annonce la méthode que proposera Michael Balint pour analyser en groupe la relation médecin/malade. B. Pechberty avance que cette approche ouvre à un autre rapport au savoir dans les dispositifs cliniques de formation et de recherche et dans la pratique des professionnels des métiers du lien, annonçant le travail pouvant être effectué au sein des groupes cliniques d’analyse des pratiques professionnelles éducatives que l’on rencontre en sciences de l’éducation et de la formation.
Partant du fait que, parmi les psychanalystes qui ont plus particulièrement marqué son parcours de chercheure en sciences de l’éducation et de la formation, certains pouvaient se réclamer d’un héritage de Ferenczi, même s’ils ne le mentionnaient pas explicitement, Claudine Blanchard-Laville montre comment elle-même a pu revisiter son propre lien aux travaux de Ferenczi. Reprenant ses filiations théorico-cliniques, elle précise l’importance de ce que lui a transmis Salomon Resnik quant à la proximité de son attitude clinique avec celle de Ferenczi alors qu’il n’a jamais fait allusion à ce prédécesseur. Elle indique également l’importance pour elle des travaux de Michael Balint et évoque pour finir les travaux plus récents de Philippe Réfabert qui se relie ouvertement à Ferenczi.
Alors que ce sont des éclairages théoriques plus contemporains qui ont initialement étayé son activité de recherche, Caroline Le Roy reprend les étapes de sa rencontre progressive avec la psychanalyse de Ferenczi en revenant sur certains aspects de cette psychanalyse du trauma et en explicitant quelques liens entre l’œuvre du psychanalyste hongrois et ces auteurs plus récents. Elle indique notamment comment la lecture de Ferenczi lui a permis de reprendre ses interrogations sur les événements traumatiques impensés survenus trop précocement ou trop violemment ou transmis de façon transgénérationnelle et qui laissent les sujets dans l’impossibilité de se les représenter et de les mettre en mots.
Confrontée pour la première fois à une partie d’elle-même lors de la lecture des écrits de Ferenczi, Christelle Claquin avance quelques pistes de réflexion autour des réajustements des modalités de son rapport au savoir au cours de sa recherche doctorale. Cette réflexion prend en compte l’analyse de ses mouvements contre-transférentiels en tant que « sujet-objet » de sa recherche en lien avec un traumatisme d’ordre sexuel incestueux. Soutenue par les avancées théoriques et cliniques de Ferenczi et s’appuyant sur sa propre histoire, elle aborde la question du traumatisme dans la relation enseignants-élèves.
Dans la traduction française de l’article initialement publié en 2021 en langue portugaise dans la revue Interacçoes, Daniel Kupermann et Gustavo Dean-Gomes indiquent que l’on retrouve des réflexions sur l’éducation tout au long de l’œuvre de Ferenczi et explicitent les conséquences de l’application, dans le domaine de l’éducation, des principes d’une éthique du soin tels qu’ils sont développés par cet auteur. Ils montrent comment les principes d’hospitalité, d’empathie et de santé du soigneur prônés par Ferenczi peuvent devenir des repères, non seulement pour la pratique clinique, mais également pour orienter l’éthique des pratiques éducatives.
Enfin, dans la rubrique « Harmoniques », Frédérique-Marie Prot avance que la question cruciale posée par Ferenczi des effets d’aliénation ou d’oppression produits par la relation pédagogique se retrouve dans des pratiques imaginées et mises en œuvre par Célestin Freinet. Elle part en particulier du texte de Ferenczi de 1908 dans lequel il appelle de ses vœux une réflexion et une évolution des pratiques scolaires qui « constituent un véritable bouillon de culture des névroses actuelles » et considère que ce texte porte en germe des éléments sur lesquels C. Freinet s’est exprimé vingt ans plus tard en faisant la critique de ce qu’il nomme la « discipline oppressive ».
Hors dossier, l’entretien de Claudine Blanchard-Laville avec Sylvain Missonnier retranscrit leur échange public qui s’est déroulé le 18 mars 2023 dans le cadre des manifestations de l’association Cliopsy. Après avoir repris les circonstances de leur rencontre, S. Missonnier rapporte des éléments de l’histoire de sa vie qui ont été déterminants pour sa vocation de clinicien et dont il indique en quoi il les considère comme des traumatismes ; ce qui l’amène, à partir des transformations qui en ont été les conséquences, à différencier « crise » et « métamorphose ». Il partage aussi son « archéologie du Balint » par le récit des différentes situations où il a pu favoriser la narrativité des personnes présentes et expose plus largement son activité de « bébologue ».
Ce numéro se termine par la recension par Marc Guignard de l’ouvrage de Jean-Luc Rinaudo : Enseigner : quoi qu’il en coûte ? Liens psychiques et continuité pédagogique à distance.
La présentation des thèses de Luc Hanin (Du soi-élève au soi-enseignant. Une approche clinique d’orientation psychanalytique), Nora Merniz (Rapport au savoir et construction des identifications des étudiants en soins infirmiers dans un contexte de cure et de care) et Hélène Kolebka (Une institution éducative : l’école Émilie Brandt, héritage, mythe et transmission. Le lien à l’éducation nouvelle pour les héritières de cette école), suivie des résumés des articles de recherche, vient clore ce numéro.
Bonne lecture,
Louis-Marie Bossard