N°32 – octobre 2024
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Métiers du lien face au modèle gestionnaire : état des lieux
Éditorial
Ce numéro 32 est largement consacré au dossier – dont l’annonce est parue l’an dernier dans le numéro 30 – intitulé : Métiers du lien face au modèle gestionnaire : où en sommes-nous ? État des lieux et lignes de résistances.
Dans le but de décliner notre appel à contributions, nous proposions quelques questions :
- Qu’en est-il aujourd’hui de la situation de la clinique face à la progression du modèle gestionnaire dans les champs de l’éducation et de la formation ?
- Concernant la clinique psychanalytique dans le champ de l’éducation, de la formation et du soin, à quel moment socio-historique sommes-nous de l’imprégnation du modèle gestionnaire ?
- Comment les processus de disqualification et d’évacuation de la clinique psychanalytique opèrent-ils ?
- Existe-t-il des pratiques de résistance et de contournement ?
- Qu’est-ce que les cliniciens perçoivent et arrivent à formuler, que d’autres ne voient pas ou ne parviennent pas à thématiser ?
- Là où la logique gestionnaire ne sait pas faire, le clinicien peut-il montrer ce qu’il peut faire ?
Dans l’introduction à ce dossier rédigée par Françoise Bréant et David Faure, on lira comment les auteur·es des contributions retenues ont pu montrer que le développement du modèle gestionnaire tend à s’imposer progressivement, exerçant sur les sujets une emprise qui semble inéluctable. Retenons dès à présent que les phénomènes de sidération, d’incapacité ou de difficultés à penser sont repérés comme des effets de cette emprise dans différents milieux, en particulier à l’école, en formation professionnelle dans les métiers de la santé et à l’université.
C’est ainsi qu’après avoir situé l’inclusion scolaire dans « l’empire actuel de la rationalité néolibérale » et en s’appuyant sur l’analyse de deux entretiens cliniques avec une coordinatrice et une enseignante d’ULIS (Unité localisée pour l’inclusion scolaire), Alexandre Ployé décrit comment l’identification des enseignantes à la charge d’idéalité véhiculée par le signifiant inclusion est le support de la construction d’une position psychique qu’il qualifie d’oblative, entre plaisir, souffrance et jouissance.
Puis, à partir du concept de « novlangue », Stéphanie Frigout reprend l’analyse d’un entretien qu’elle a mené avec une ancienne chargée de communication en reconversion pour devenir professeure des écoles ; elle met en évidence le glissement – vers celui de l’école – d’un discours managérial issu du champ de l’entreprise, nourri d’euphémismes et de slogans. Véronique Kannengiesser analyse ensuite la manière dont une directrice d’école maternelle, entendue dans un entretien de recherche non directif, « bricole » sa pratique professionnelle sous l’effet d’une tension entre ses idéaux pédagogiques et les injonctions managériales néolibérales institutionnelles, les encouragements à l’autonomie et à la responsabilité étant perçus comme vecteurs d’une idéologie de normalisation de plus en plus prégnante.
C’est à partir de son vécu de psychologue au cours de la réunion d’une ESS (équipe de suivi de scolarisation) que Jessica Rosand Soto, en coopération avec Marie Anaut et Eric Jacquet, questionne le sentiment de sécurité de l’enfant dans le contexte socio-politique des dernières réformes sur l’inclusion des élèves en situation de handicap ; tous trois posent la question de la logique gestionnaire dans le financement des établissements médico-sociaux.
S’inscrivant dans un mouvement de recherches anglophones émergentes sur l’Excessive faculty entitlement (EFE), Magdalena Kohout-Diaz interroge les prérogatives liées à la croyance dans le pouvoir quasi magique du statut et du titre universitaire en montrant comment le discours bureaucratique vient heurter, de manière parfois violente, les métiers du lien.
Enfin, en revisitant son parcours de chercheure et d’enseignante à l’université, Françoise Bréant analyse sa propre manière de résister à la domination du modèle gestionnaire en matière de recherche à l’université ; elle montre comment, par exemple, grâce à la fiction, l’imaginaire et le récit, des ateliers d’écriture pour des doctorant·es peuvent constituer une ligne de résistance et de créativité permettant de faire face aux objectifs de rentabilité du modèle managérial-gestionnaire.
Hors dossier, partant du fait qu’au carrefour des logiques gestionnaire et soignante souvent opposées, l’apprentissage du « prendre soin » d’autrui est devenu un défi pour les futurs professionnel·les, Carine Sanches propose l’analyse d’un fragment d’entretien clinique de recherche réalisé auprès d’une jeune étudiante en sciences infirmières en début de formation. Elle avance que les situations émotionnellement intenses entraînent des risques de désorganisation du moi professionnel et que l’apprentissage du « prendre soin » mobilise un travail psychique conséquent.
L’entretien de Christophe Dejours conduit par Claudine Blanchard-Laville est une transcription fidèle de leur échange public qui s’est déroulé le 9 décembre 2023 dans le cadre des manifestations de l’association Cliopsy.
Christophe Dejours retrace le chemin qui, au milieu des découvertes et des renoncements, l’a conduit jusqu’à la direction scientifique de l’Institut de psychodynamique du travail (IPDT) : étudiant en médecine, intéressé par la psychanalyse, bénéficiant d’une bourse de formation à la recherche sur le travail, il devient médecin du travail et praticien hospitalier. Il s’intéresse aux défenses inventées par les travailleurs pour conjurer les effets de la souffrance qui les pousseraient vers la maladie mentale et, devenu psychiatre et psychanalyste, il cherche à comprendre les ressorts psychiques du plaisir au travail. Englobant en même temps la souffrance et la pathologie, le plaisir et la normalité, son champ de recherche passe alors de la psychopathologie du travail à la psychodynamique du travail. Il laisse voir comment, tout au long de ce parcours, à la suite de sa découverte de l’injustice sociale et de sa compréhension de la centralité du travail dans nos vies, il a sans cesse mis l’accent sur les implications politiques majeures de l’organisation du travail. Ce qui l’amène à interroger les répercussions actuelles du développement du modèle gestionnaire.
Le texte de « Reprises » s’intitule : La méthode psychanalytique. L’exercice de la « Pédanalyse ». C’est une traduction effectuée par Dominique Gelin d’un chapitre du livre d’Oskar Pfister Die Psychanalytische Methode paru en 1913 et pour la première fois traduit en français. Dans ce texte, Oskar Pfister précise ses conceptions sur la formation à la psychanalyse avant de préciser les contours de ce qu’il appelle la « pédanalyse », mot issu de la fusion entre « pédagogie » et « psychanalyse ». On trouve là une des premières réflexions sur l’application de la psychanalyse à la pédagogie.
Les présentations des HDR d’Ilaria Pirone (Faire récit : un enjeu éthique et politique dans le champ de l’éducation et de la formation), d’Alexandre Ployé (Éléments pour une théorie critique de l’inclusion scolaire) et de Sophie Lerner-Seï (La psychopédagogie : filiations troublées et transmissions créatives) puis de la thèse de Florence Berthet (Écrire à l’adolescence : de l’objet fétiche au « holding » métaphorique. Approche clinique de l’écriture au lycée) précèdent les résumés des articles de recherche et viennent clore ce numéro.
Bonne lecture,
Louis-Marie Bossard
On trouvera en toute dernière page un appel à contributions pour le numéro 34 en vue d’un dossier intitulé : Analyse clinique des pratiques professionnelles : quels dispositifs, quels repères théoriques et quelles perspectives aujourd’hui ?